Un compositeur se fait voler sa cantate-rock par un producteur démoniaque, qui compte ouvrir sa salle de spectacle, le "Paradise", avec cette musique...
Après avoir commencé par aborder le cinéma expérimental, Brian De Palma s'était tourné versla comédie suite au succès de son Greetings (1968) avec Robert De Niro.Puis, le triomphe international de Sœurs de sang (1973), mélange desuspens et d'épouvante, l'encourage à persévérer dans ces deux nouvelles voies, qu'ilexplorera en profondeur tout au long de la seconde moitié des années 1970.Libre de faire ce qu'il veut et bénéficiant de moyens bien plus confortablesque pour Sœurs de sang, De Palma choisit de tourner, aussitôt après, un de sesscénarios, mêlant fantastique et comédie musicale, deux genres a prioriplutôt onéreux à produire : Phantom of the Paradise. Il s'associe avec le compositeur-acteur PaulWilliams (qui collaborera aussi à d'autres oeuvres musicales, comme BugsyMalone (1976) d'Alan Parker ou Une étoile est née (1976) avecBarbra Streisand...), qui compose la bande originale du film et incarne le démoniaque Swan. Phœnix est interprétée parJessica Harper, qui tenait ici son premier rôle au cinéma : cette apparition,ainsi que son interprétation de Suzy dans Suspiria (1977) de Dario Argento, allait en faire uneactrice chère au coeur des amateurs de cinéma fantastique, bien que sacarrière se soit ensuite rapidement essoufflée. Le fantôme est interprété par WilliamFinley : ami de longue date avec de De Palma, il tenait déjà un rôle importantdans Sœurs de sang ; bien qu'on l'ait revu ensuite dans certains filmsfantastique connus (Le crocodile de la mort (1976) et Massacres dans letrain fantôme (1981) de Tobe Hooper...), sa carrière au cinéma a assezvite périclité. Beef, le chanteur de rock, est interprété par Gerrit Graham,un autre vieil ami de De Palma, resté actif sur le grand écran depuis (citons, dans le genre qui nous intéresse : GénérationProtéus (1977), Chucky, la poupée de sang (1990)...).
Phantom of the Paradise mêle en fait trois grands mythes classiques dufantastique. Bien sûr, c'est Le fantôme de l'opéra qui est le plussollicité, que ce soit leroman original de Gaston Leroux ou ses adaptations cinématographiques les pluscélèbres, comme Le fantôme de l'opéra (1925) avec Lon Chaney. De Palma emprunte aussi des éléments à Le fantôme del'opéra (1962) de Terence Fisher (une production Hammer), duquel provient l'épisodedu vol de la partition et l'idée de la vengeance du compositeur. Lepersonnage de Swan se trouve à la croisée deux mythes. Il s'inspire du roman Le portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde :son apparence ne subit pas les affres du vieillissement ni ne reflète lalaideur de son âme corrompue, qui n'apparaissent que sur son portrait (en l'occurence,sur desimages vidéos enregistrées par les caméras qui le filment en permanence).Swan a obtenu cette faveur, ainsi que l'immortalité, suite à un pactesigné avec le Diable : un pacte faustien, bien sûr ! Quand à Phœnixet Winslow Leach, ils vont eux aussi vendre leur âme au Diable (ou plutôt àun de ses sbires) pour connaître la célébrité. D'autres élémentsclassiques du film d'épouvante sont repris : le numéro de Beef rendhommage à la naissance du monstre dans le mythique Frankenstein (1931)de James Whale ; la demeure de Swan a tout du classique manoir des filmsd'épouvante gothique...
Toutefois, lorsque Phantom of the Paradise est réalisé, il n'est plusvraiment question d'adapter classiquement les grands mythes de l'horreur. Eneffet, l'époque des films gothiques archi-orthodoxes de la firme britanniqueHammer (Frankenstein s'est échappé ! (1957), Le cauchemar de Dracula(1958)...) est révolue. Les nouveaux films d'épouvante plongent dans laréalité contemporaine et la violence graphique, comme Rosemary's baby (1968)de Roman Polanski, La nuit des morts-vivants (1968) de George Romero ou L'exorciste(1973) de William Friedkin... Dès lors, les oripeaux du gothisme sont rangés auplacard, ou alors servis sur le mode de la parodie plus ou moins attendrie (Lebal des vampires (1967) de Polanski, Frankenstein junior (1974) deMel Brooks...). De Palma parvient à obtenir un mélange équilibré entreun cadre contemporain (le milieu de la pop musique) et l'illustration demythologies fantastiques classiques tout à fait identifiables. Ces mythes sontparfoistraités avec une certaine distance, mais leur universalité et leur richesse sont bienmises en valeur : ainsi, la légende Frankenstein est illustrée parun spectacle musical, mais elle renvoie aussi à la création de la pop star Beef, inventée de toutespièces, comme un monstre, par son producteur Swan. Les orgues de LonChaney, dans Le fantôme de l'opéra version 1925, sont ici remplacées parune batterie de claviers électroniques et de synthétiseurs. L'amourmalheureux de Winslow Leach pour Phœnix n'est pas moins touchant que celuid'Erik pour Christine.
Le milieu de l'opéra est ici remplacé par celui de la pop music du début desannées 1970. Swan est l'incarnation des managers et des éminences grises qu'on trouvait souvent derrièreles grande célébrités musicales du rock. On pense à Brian Epstein pour lesBeatles ou le colonel Parker pour Elvis. Surtout, il évoque irrésistiblementTony DeFries, qui avait pris en main la carrière de David Bowie en 1970, et enavait fait une star : toutefois, ses méthodes dictatoriales et scandaleusesavaient tourné à la folie pure au milieu de cette décennie, et Bowie s'enétait séparé en gagnant contre lui un procès retentissant. En présentant leservice d'ordre de Death Records comme une bande de motards brutaux, Phantomof the Paradise renvoie aucas des Rolling Stones, qui avaient engagé, en 1969, les membres du gangdes Hell's Angels pour assurer la sécurité à un de leur concert géant près de SanFrancisco : la soirée avait été émaillée d'incidents violents et unspectateur avait été poignardé à mort au cours de ce show, passé à lapostérité sous la forme du documentaire Gimme shelter (1970). Surtout,le personnage de Beef est la synthèse de nombreuses rock stars excentriques :on pense à David Bowie, Freddie Mercury, Alice Cooper, Ozzy Osbourne, JimiHendrix, Screaming Jay Hawkins... Sa mort spectaculaire, sur scène, est une révélation pourSwan, qui comprend alors que ce genre de scandales violents et tragiques estpartie intégrante du spectacle et que les spectateurs en raffolent. On pense biensûr à des évènements comme, à nouveau, le concert des Stones à SanFrancisco, les décès prématurées de vedettes comme Hendrix, Brian Jones, JimMorrison ou Janis Joplin... Bref, à autant d'évènements sanglants aveclesquels se sont écrits la légende du rock'n roll.
Brian De Palma signe une réalisation foisonnante, d'une richesse tout à faitétonnante. Son style ne s'est pas encore cristallisé avec autant deprécision que pour des oeuvres telles que Carrie (1976) ou Pulsions (1980).On est encore au temps où toutes les expérimentations sont permises. Certains de ses procédés les plus célèbressont déjà présents : travelling circulaire,panoramique à 360 degrés, split screen (qu'il avait déjà employé dans ledocumentaire Dyonisus (1970) et dans Sœurs de sang...)... Certainesastuces sont plutôt contemporaines (objectif à très courte focale ; le splitscreen : technique assez ancienne, elle avait été remise à la mode par Grand prix (1966)de John Frankenheimer et L'étrangleur de Boston (1968) de RichardFleischer...) ; mais d'autres images, définitivement rétros, évoquent le cinémaclassique hollywoodien de l'entre-deux guerres (les unes des journaux, lesincrustations de Phœnix tandis que Leach rédige sa cantate, les poursuitesburlesques en accéléré...).
Les compositions musicales, elles aussi, concilient avec habileté unclassicisme sciemment désuet et une modernité tapageuse. On y trouve deschansons inspirées du music hall, des airs de musique classique, desorgues inquiétants, des ballades romantiques, des morceaux de glam rock, dela surf music... Comme le film, cette superbe bande-originale est un patchworkmultipliant les emprunts à des éléments éparts de la culture populaire du XXèmesiècle, formant un tout original, riche, inspiré et enthousiasmant.
Rencontre-choc entre la modernité de son époque et les classicismes l'ayantprécédée, Phantom of the Paradise reste un film fantastique unique, peut-être laplus belle réussite de son réalisateur, tout en étant relativement isolédans son oeuvre. A sa sortie, ce n'est pas vraiment un succès public aux USA.En France, il décroche le grand prix du troisième Festival du film Fantastiqued'Avoriaz. Avec les années, il finit par conquérir une audience de plusen plus large dans des séances pour fans, notamment en Grande-Bretagne ou enFrance (il sera encore programmé au cinéma parisien le Saint-Lambert plus dedix ans après sa sortie). On l'a souvent rapproché de The Rocky horrorpicture show (1975), autre excellente comédie musicale à caractèrehorrifique, qui avait connu un sort semblable (passée inaperçu à sa sortie, ilavait fini par conquérir un public d'inconditionnels). Toutefois, Phantom of theParadise est plus fin, plus romantique, et plus effrayant que son concurrent, qui joue à fond la carte de la parodie bouffonne.Le film de De Palma esten tout cas resté cher aux amateurs de cinéma fantastique, la plupartdesquels le considèrent comme un classique indémodable. Son réalisateur allait ensuite se tournervers un suspens hitchcockien, très fortement inspiré par Sueurs froides (1958),avec l'émouvant Obsession (1976).
Bibliographie consultée :